Chapitre 10
Vous êtes sujet aux odeurs de
transpiration ?
Ubik déodorant, spray ou stick,
vous évitera tout inconvénient,
et grâce à lui dorénavant
vous n’aurez plus peur d’aller en société.
Sans danger si l’on se conforme au mode d’emploi
dans un programme rigoureux
d’hygiène corporelle.
Le speaker de la télévision annonça :
— Et maintenant revenons aux informations, présentées par Jim Hunter.
Sur l’écran, le visage glabre et jovial du journaliste apparut.
— Glen Runciter a regagné aujourd’hui le lieu où il est né, mais ce retour n’est pas de ceux qui réjouissent le cœur. Hier la tragédie s’est abattue sur Runciter Associates, l’organisme de protection sans doute le mieux connu mondialement. Au cours d’un attentat terroriste dans une installation souterraine à l’emplacement inconnu sur la Lune, Glen Runciter a été mortellement blessé et il est mort avant que son corps ait pu être transféré en capsule cryonique. Au Moratorium des Frères Bien-Aimés à Zurich, où on l’avait emmené, tous les efforts ont été faits pour ramener Runciter à la semi-vie, mais en vain. Face à cet échec, ces efforts ont maintenant cessé, et le corps de Glen Runciter a été transporté ici à Des Moines, où il reposera dans la Maison Mortuaire du Simple Berger.
L’écran montra un édifice de bois blanc, à l’ancienne mode, avec de nombreuses personnes se pressant alentour.
Je me demande qui a autorisé le transfert à Des Moines, se dit Joe Chip.
— C’est à la suite de la décision attristée, mais dictée inexorablement par le sort, de la femme de Glen Runciter, poursuivit la voix du commentateur, que se déroule ce chapitre final auquel nous assistons actuellement. Mrs Ella Runciter, elle-même en semi-vie, et dont on avait espéré qu’elle serait rejointe par son mari, a été réveillée ce matin pour apprendre la catastrophe. Mise au courant du coup du destin qui s’est abattu sur son mari, elle a résolu de renoncer à susciter une tardive semi-vie chez l’homme avec qui elle avait espéré se trouver réunie, espoir déçu par la réalité. (Une photo d’Ella, prise de son vivant, apparut brièvement sur l’écran de télévision.) En un rite solennel, continua le commentateur, les employés en deuil de Runciter Associates se sont assemblés dans la chapelle de la Maison Mortuaire du Simple Berger, pour rendre leurs derniers hommages au défunt.
L’écran montrait maintenant le toit-terrasse du bâtiment où venait de se poser un aéronef. Le panneau de descente s’ouvrit, livrant passage à un groupe d’hommes et de femmes. Un micro tendu par les reporters les arrêta.
— Dites-moi, monsieur, fit la voix d’un reporter, outre le fait d’avoir travaillé pour lui, vous et vos collègues avez-vous connu personnellement Glen Runciter ? Connu en tant qu’homme et non en tant que patron ?
Clignant des yeux comme un hibou aveuglé par la lumière, Don Denny déclara dans le micro qu’on lui présentait :
— Nous connaissions tous Glen Runciter en tant qu’homme. C’était un individu de grande valeur, un citoyen sur lequel on pouvait compter. Je sais que je me fais le porte-parole de tous en disant ceci.
— Est-ce que tous les collaborateurs de Mr Runciter sont ici présents, Mr Denny ?
— Nous sommes nombreux à être venus, répondit Don Denny. Mr Len Niggelman, président de la Société de Protection, nous a contactés à New York pour nous dire qu’il avait appris la mort de Glen Runciter. Il nous a informés que le corps du défunt allait être transporté ici à Des Moines et a dit que nous devrions y aller ; nous avons été d’accord, et il nous a amenés dans son aéronef que voici. (Denny désigna l’appareil d’où les autres et lui venaient de sortir.) Nous lui sommes reconnaissants de nous avoir avertis de ce transfert, il y a toutefois plusieurs absents, qui n’étaient pas dans les bureaux de la firme à New York ; notamment les neutraliseurs Al Hammond et Wendy Wright ainsi que le testeur de champ de notre maison, Mr Chip. Nous ignorons où ils se trouvent tous trois, mais peut-être que pendant la…
— Oui, fit le reporter qui tenait le micro. Peut-être verront-ils cette émission, qui est relayée par satellite sur toute la Terre, et auront-ils le temps de venir à Des Moines pour cette tragique occasion, comme je suis sûr – et vous aussi certainement – que l’auraient souhaité Mr Runciter ainsi que sa femme. Et maintenant nous rendons l’antenne à Jim Hunter dans nos studios.
Jim Hunter, réapparaissant sur l’écran, déclara :
— Ray Hollis, dont les collaborateurs dotés de pouvoirs psioniques sont la cible principale des organismes de protection, a dit aujourd’hui dans un communiqué diffusé par ses bureaux qu’il déplorait la mort accidentelle de Glen Runciter et assisterait s’il le pouvait à la cérémonie funèbre à Des Moines. Mais il se peut que Len Niggelman, au nom de la Société de Protection, demande qu’il en soit empêché ; selon plusieurs porte-parole des organismes de protection, Ray Hollis aurait en effet accueilli initialement la nouvelle de la mort de Runciter avec une satisfaction non dissimulée. (Hunter s’interrompit, prit une feuille de papier et continua :) Maintenant une autre information…
Du pied Joe Chip actionna la pédale qui commandait le récepteur ; l’image s’éteignit et le son fit place au silence.
Ça ne cadre pas avec les inscriptions sur les murs, réfléchit Joe. Runciter est peut-être bien mort, après tout. C’est ce que pensent les gens de la télévision. C’est aussi ce que pense Ray Hollis. Et Len Niggelman. Ils le considèrent tous comme mort, et comme preuve du contraire nous n’avons que deux distiques rimés que n’importe qui aurait pu tracer – malgré ce que pensait Al.
L’écran de la télévision se ralluma. À sa grande surprise car il n’avait pas libéré la pédale. Et en plus l’appareil se mit à changer de chaînes : des images d’émissions diverses défilèrent les unes après les autres, jusqu’à ce que l’auteur mystérieux de cette opération obtienne celle qu’il voulait. Une image demeura finalement sur l’écran.
Le visage de Glen Runciter.
— Vous êtes fatigué des nourritures douteuses ? dit Runciter de sa voix familière et graillonneuse. Le goût du chou croupi a envahi le monde de vos aliments ? Il y a toujours cette vieille odeur moisie et rance quel que soit le nombre de pièces de monnaie que vous mettez dans votre cuisinière ? Ubik va changer tout ça ; Ubik réveille la saveur des aliments, rétablit leur arôme et restaure leur senteur. (Sur l’écran l’image d’un atomiseur de couleurs vives remplaça celle de Glen Runciter.) Une pulvérisation invisible d’Ubik (modèle économique), et vous bannirez la crainte obsédante, irrésistible, de voir le monde entier se transformer en lait tourné, en magnétophones usés et en ascenseurs démodés, sans parler d’autres manifestations de décrépitude non encore advenues. Voyez-vous, de telles détériorations de type régressif constituent une expérience normale pour beaucoup de semi-vivants, spécialement dans les premiers stades, quand les liens avec la réalité sont encore très forts. Une sorte d’univers rémanent est retenu par la mémoire comme une charge résiduelle, tout en étant expérimenté comme un pseudo-environnement de nature instable. Ceci est particulièrement valable dans les cas où plusieurs systèmes mémoriels sont en fusion, comme votre groupe en est un exemple. Mais avec Ubik nouvelle formule, plus actif que jamais, tout est changé !
Ahuri, Joe s’installa sur un siège, le regard toujours fixé sur l’écran ; une fée de dessin animé se mit à voltiger en spirales, tout en répandant partout des bouffées d’Ubik.
Une ménagère aux grandes dents et au menton chevalin remplaça la fée ; elle beugla d’une voix tonitruante :
— J’ai choisi Ubik après avoir essayé d’autres supports de réalité inefficaces et démodés. Mes casseroles et mes poêles se transformaient en tas de rouille. Les fleurs mouraient dans mon conapt. Le pied de mon mari passait à travers le parquet de la chambre à coucher. Mais maintenant je me sers d’Ubik nouvelle formule, ultra-puissant, et j’obtiens des résultats merveilleux. Regardez ce réfrigérateur. (L’écran montra un antique réfrigérateur General Electric surmonté d’une tourelle de ventilation.) Eh bien, il a régressé de quatre-vingts ans.
— De soixante-deux ans, rectifia Joe machinalement.
— Mais regardez-le maintenant, continua la ménagère en braquant vers le vieux réfrigérateur sa bombe Ubik.
Des étincelles jaillirent et formèrent une auréole lumineuse autour du vieil engin, lequel fut remplacé en un clin d’œil par un réfrigérateur moderne payant à six portes, dans toute sa splendeur.
— Oui, reprit la voix grave de Runciter, grâce à l’usage des techniques les plus avancées de la science actuelle, la réversion de la matière à des formes primitives peut être inversée, et ceci à un prix à la portée de tout possesseur de conapt. Ubik est vendu dans les principaux magasins d’arts ménagers de la Terre. Ne pas avaler. Ne pas utiliser près d’une flamme. Respecter scrupuleusement le mode d’emploi indiqué. Alors, Joe, qu’attendez-vous ? Ne restez pas assis là ; allez acheter une bombe Ubik et faites des pulvérisations autour de vous jour et nuit.
Se levant, Joe dit d’une voix forte :
— Vous savez que je suis ici. Est-ce que ça signifie que vous pouvez me voir et m’entendre ?
— Bien sûr, je ne peux ni vous voir ni vous entendre. Ce spot publicitaire a été enregistré par magnétoscope il y a deux semaines ; exactement douze jours avant ma mort. Je savais que l’explosion de la bombe allait se produire ; ceci grâce aux pouvoirs d’un précog.
— Alors vous êtes vraiment mort.
— Évidemment, je suis mort. Vous n’avez pas regardé le reportage réalisé à Des Moines ? Je sais que si, car mon précog l’avait vu aussi.
— Et les inscriptions sur les murs ?
— Un autre phénomène de détérioration. Allez vous acheter une bombe Ubik et ça ne vous arrivera plus ; toutes ces choses s’arrêteront.
— Al pense que nous sommes morts, dit Joe.
— Al se détériore. (Runciter eut un éclat de rire vibrant dont l’écho résonna dans la salle.) Écoutez, Joe, j’ai enregistré cette saloperie de séquence télévisée pour vous aider, pour vous guider – vous spécialement parce que nous avons toujours été amis. Je savais que vous seriez déboussolé, et c’est ce que vous êtes en ce moment, complètement déboussolé. Il n’y a rien de drôle à ça, vu la situation où vous êtes. Mais essayez de ne pas perdre les pédales ; peut-être qu’en allant à Des Moines et en voyant mon cadavre vous réagirez.
— Qu’est-ce que c’est que cet Ubik ? demanda Joe.
— Je pense en tout cas qu’il est trop tard pour aider Al.
— Ubik est fait avec quoi ? Comment est-ce que ça marche ? dit Joe.
— En fait il est probable que c’est Al qui a déterminé l’inscription sur le mur des toilettes. Vous ne l’auriez pas vue s’il n’avait pas été là.
— C’est réellement une émission sur vidéocassette, hein ? dit Joe. Vous ne m’entendez pas. C’est bien vrai.
Runciter dit :
— Et en plus Al…
— La barbe, dit Joe avec dégoût et lassitude.
Ça ne servait à rien. Il abandonna. La ménagère à la mâchoire chevaline reparut sur l’écran, remplaçant l’image de Runciter ; d’une voix devenue plus douce, elle roucoula :
— Si votre fournisseur habituel n’a pas encore Ubik en vente, rentrez à votre conapt, Mr Chip, et vous y trouverez un échantillon gratuit expédié par la poste, un échantillon gratuit à titre d’essai, Mr Chip, que vous pourrez utiliser en attendant d’acheter le modèle régulier.
Puis son image s’effaça. Le récepteur redevint opaque et silencieux. Le phénomène qui l’avait mis en marche venait maintenant de l’arrêter.
Ainsi ce serait Al le responsable, songea Joe. L’idée ne lui disait rien ; sa logique semblait un peu tirée par les cheveux, orientée peut-être délibérément dans le mauvais sens. Al le bouc émissaire, Al servant à tout expliquer. Absurde, se dit-il. Autre chose : Runciter avait-il pu l’entendre ? Avait-il fait semblant d’apparaître en différé ? Durant quelque temps, Runciter avait paru en mesure de répondre à ses questions ; c’était seulement à la fin que ses répliques étaient tombées à côté. Il se sentit tout d’un coup pareil à un phalène impuissant, voletant contre la vitre qui le sépare de la réalité tout en ne voyant que confusément celle-ci de l’extérieur.
Une nouvelle pensée le frappa, une idée étrange. Peut-être Runciter avait-il enregistré sa séquence en supposant, à la suite d’une information précog inexacte, qu’il mourrait dans l’explosion et que les autres en réchapperaient. En ce cas il s’agissait bien d’une transmission différée mais son contenu était erroné ; ce n’était pas Runciter qui était mort ; c’était eux tous, comme l’avaient dit les graffiti, et Runciter, lui, était bien vivant. Avant l’explosion de la bombe il avait donné des instructions pour que la séquence soit diffusée à ce moment précis, et la chaîne émettrice les avait exécutées, Runciter n’étant plus là pour donner le contrordre. Ce qui permettait d’expliquer la différence entre les propos télévisés de Runciter et les graffiti ; ce qui en fait expliquait les uns et les autres. Mieux, à sa connaissance, que toute autre hypothèse.
À moins que Runciter ne joue avec eux un jeu sardonique, en les menant en bateau, tantôt dans une direction, tantôt dans une autre. Une force gigantesque et contre nature, hantant leur existence. Se manifestant soit dans le monde vivant, soit dans celui de la semi-vie ; ou, pensa-t-il subitement, peut-être dans les deux. En tout cas exerçant un contrôle sur tout ce qui leur arrivait, ou du moins sur la plus grande partie. Peut-être pas sur la régression des objets, réfléchit-il. Pas ça. Mais pourquoi pas ? Oui, pensa-t-il, peut-être ça aussi. Mais Runciter ne l’avouerait pas. Runciter et Ubik. L’ubiquité, réalisa-t-il soudain ; c’est de là que dérive ce nom forgé, le nom du prétendu atomiseur de Runciter. Ce produit qui sans doute n’existe même pas. Sans doute était-ce un bobard supplémentaire, pour les désorienter encore plus.
Et en outre, si Runciter était vivant, alors il n’existait pas un seul mais deux Runciter : le vrai dans le monde réel qui s’efforçait d’entrer en contact avec eux, et le Runciter fantasmagorique qui était réduit à l’état de cadavre gisant à Des Moines dans ce monde de la semi-vie. Et, pour suivre la logique de l’idée jusqu’au bout, d’autres personnes, telles que Ray Hollis et Len Niggelman, étaient aussi des fantasmes ici – tandis que leurs homologues authentiques continuaient d’exister dans le monde des vivants.
Extrêmement troublant, se dit Joe Chip. Et pas du tout séduisant comme perspective. D’accord il y avait là une certaine symétrie qui en soi était satisfaisante pour l’esprit, mais à part ça c’était plutôt confus et embrouillé.
Je retourne à mon conapt, décida-t-il, pour chercher cet échantillon d’Ubik, et ensuite je file à Des Moines. Après tout c’est ce qu’on m’a dit de faire à la télévision. Et je serai plus en sûreté si j’ai cette dose d’Ubik sur moi, comme on me l’a intelligemment suggéré.
Il faut faire attention à de tels avertissements, admit-il, si on veut rester en vie – ou en semi-vie. Que ce soit l’un ou l’autre.
Le taxi le déposa sur le toit-terrasse de son immeuble ; il emprunta une rampe de descente et arriva devant sa porte. À l’aide d’une pièce que quelqu’un lui avait donnée – Al ou Pat, il ne savait plus qui – il l’ouvrit et entra chez lui.
Le living-room sentait légèrement la graisse frite, une odeur qu’il n’avait plus retrouvée depuis son enfance. Se rendant à la cuisine il en découvrit l’origine. Sa cuisinière avait régressé. Elle s’était transformée en un ancien modèle à gaz avec des brûleurs obstrués, et une porte de four incrustée de noir qui ne fermait pas entièrement. Il regarda stupidement la vieille cuisinière qui témoignait d’un long usage – puis il se rendit compte que les autres accessoires de la cuisine avaient subi de semblables métamorphoses. La machine à homéojournal avait entièrement disparu. Le grille-pain s’était réduit à une antique camelote non automatique à l’allure bizarre. Pas même de système d’éjection, constata-t-il en manipulant tristement l’objet. Le réfrigérateur qui s’offrait à sa vue était un énorme modèle hydraulique, une relique surgie de Dieu sait quel lointain passé ; il était même encore plus archaïque que le General Electric à tourelle qu’il avait vu à la télévision dans le spot publicitaire. C’était la cafetière qui avait été le moins modifiée ; en fait, par un côté, elle avait même été améliorée – elle ne possédait plus de fente destinée à la monnaie et son fonctionnement de toute évidence était gratuit. Ce détail était d’ailleurs valable pour tous les autres accessoires, il s’en aperçut. Tout au moins les accessoires qui restaient. Comme la machine à homéojournal, le broyeur d’ordures avait disparu. Il essaya de se rappeler quels autres appareils il avait eus, mais déjà ses souvenirs devenaient vagues ; il renonça et regagna le living.
La télévision avait accompli un long trajet en arrière ; face à lui se trouvait une vieille radio à modulation d’amplitude dans un coffret de bois sombre, avec antenne adjacente et fils reliés au secteur. Grand Dieu, se dit-il, consterné.
Mais pourquoi la télévision ne s’était-elle pas plutôt transformée en bouts de métal et de plastique ? Après tout c’était là ses constituants ; c’était avec ça qu’elle avait été construite, pas avec une antique radio. C’était peut-être la vérification assez épouvantable d’une ancienne philosophie mise au rancart, la théorie des idées chez Platon, des archétypes qui, pour chaque catégorie d’objets, sont la seule réalité. La forme récepteur TV avait été une identité imposée succédant à d’autres identités qui se suivaient en chaîne, comme une procession de silhouettes dans une photo montrant la décomposition du mouvement. Les formes premières, songea-t-il, doivent continuer une vie invisible et résiduelle à l’intérieur de chaque objet. Le passé est latent, il est submergé mais toujours là, capable de remonter à la surface si les identifications ultérieures, par malheur et contrairement à l’expérience naturelle, disparaissent. L’homme contient, non pas l’enfant, mais tous les autres hommes antérieurs, pensa-t-il. L’histoire a commencé il y a bien longtemps.
Les restes racornis de Wendy. L’enchaînement de formes qui normalement se déroule… cet enchaînement a été interrompu. Et la forme dernière s’est consumée, sans rien pour lui succéder : sans forme nouvelle, sans stade suivant dans le cours d’une maturation, pour prendre sa place. Ce doit être ce que nous expérimentons avec la vieillesse ; c’est de cette absence que proviennent la dégénérescence et la sénilité. Mais dans ce cas c’est arrivé d’un seul coup – en l’espace de quelques heures.
Mais cette vieille théorie… est-ce que Platon ne pensait pas que quelque chose survivait au déclin, quelque chose d’interne qui ne pouvait se corrompre ? Le vieux dualisme : le corps séparé de l’âme. Le corps finissant comme l’a fait Wendy, et l’âme… hors de son nid comme un oiseau qui s’envole ailleurs. Peut-être, oui, pensa-t-il. Pour renaître à nouveau, comme il est dit dans le Livre des morts tibétain. C’est la vérité. Mon Dieu, j’espère que oui. Parce qu’en ce cas nous nous rencontrerons tous à nouveau. Comme dans Winnie-the-Pooh, dans un autre coin de la forêt, où il y aura toujours un petit garçon et son ours en train de jouer… Impérissables. Comme nous tous. Nous finirons tous dans un lieu plus clair et plus durable, un lieu nouveau.
Par curiosité il alluma le récepteur radio préhistorique ; le cadran de celluloïd jaune s’éclaira, le haut-parleur émit un vrombissement sur la fréquence des soixante cycles, puis, au milieu des parasites et des grincements, une station se fit entendre.
— Et voici le moment venu de retrouver Pepper Young et sa famille, annonça le speaker sur un gargouillement de musique d’orgue mécanique. Cette émission vous est offerte par Camay, le savon de beauté de toutes les femmes. Hier Pepper a découvert que le labeur des mois écoulés a abouti à une conclusion inattendue, à cause de…
Joe éteignit la radio. Un feuilleton d’avant la Deuxième Guerre mondiale, se dit-il avec étonnement. Mais après tout, c’était dans la logique des régressions de forme que subissait ce semi-monde à mi-chemin de la mort – si c’était là le nom qui lui convenait.
Promenant son regard à travers le living il découvrit une table à café à la surface de verre, aux pieds baroques, sur laquelle était posé un exemplaire du magazine Liberty. Lui aussi datait d’avant la Deuxième Guerre mondiale ; le numéro contenait un roman à suivre intitulé Éclair dans la nuit, une fiction futuriste supposant qu’une guerre atomique avait éclaté. Il tourna les pages avec des doigts gourds, puis étudia l’ensemble de la pièce, en s’efforçant d’identifier d’autres changements.
Le sol tout d’une pièce, à la couleur neutre, s’était transformé en parquet aux larges lattes ; au centre était posé un tapis d’Orient aux couleurs passées, imprégné depuis des années par la poussière.
Un seul tableau restait au mur, un sous-verre encadré ; c’était une gravure monochrome représentant un Indien à cheval en train de mourir. Il ne l’avait jamais vue. Elle n’éveillait aucun souvenir en lui. Et elle lui était parfaitement indifférente.
À la place du vidphone il y avait un téléphone noir, de forme verticale, au récepteur posé sur une fourche. Sans cadran. Il décrocha et entendit une voix de femme lui dire : « Quel numéro demandez-vous, s’il vous plaît ? » Il se hâta de raccrocher.
Le système de chauffage contrôlé par thermostat avait évidemment disparu. À une des extrémités du living il distinguait un radiateur à gaz, avec un large tuyau de fer-blanc qui montait le long du mur presque jusqu’au plafond.
Se rendant à la chambre à coucher, il ouvrit la penderie, y fouilla et finit par assembler les éléments d’une tenue : richelieus noirs, chaussettes de laine, pantalon, chemise de coton bleu ciel, pardessus de sport en poil de chameau et casquette de golf. Pour une tenue plus habillée il étendit sur le lit un costume rayé bleu foncé avec veston croisé, des bretelles, une large cravate à motifs imprimés et une chemise blanche avec le col en celluloïd. Bon sang, se dit-il avec ahurissement en découvrant encore, dans la penderie, un sac de golf avec un assortiment de clubs. Quelle relique.
Il se rendit à nouveau dans le living. Cette fois ses yeux se portèrent vers l’endroit où étaient auparavant disposés les éléments de sa chaîne haute fidélité polyphonique. Le tuner FM multiplex, la table de lecture à hystérésis élevée avec bras à la pression quasi nulle, les haut-parleurs, les tweeters, l’amplificateur multipistes, tous ces appareils s’étaient volatilisés. Ils étaient remplacés par un grand coffret de bois jaune foncé ; il vit la manivelle qui en sortait et n’eut pas besoin de soulever le couvercle pour savoir en quoi consistait désormais son appareillage sonore. Il y avait un sachet d’aiguilles à phono en bambou sur l’étagère à côté du Victrola. Ainsi qu’un 78 tours 25 centimètres Victor à étiquette noire : l’orchestre de Ray Noble jouant Turkish delight. Autant pour sa collection de microsillons et de cassettes.
Et demain, si ça se trouvait, il se verrait à la tête d’un phonographe à cylindre entraîné par roue hélicoïdale. Avec, pour jouer dessus, une récitation de la Prière du Seigneur.
Un journal à l’aspect neuf posé sur le bord du sofa rembourré attira son attention. Il le prit et regarda la date : mardi 12 septembre 1939. Il observa les en-têtes.
LES FRANÇAIS ANNONCENT DES BRÈCHES
DANS LA LIGNE SIEGFRIED
ET DES GAINS DE TERRAIN DANS LA RÉGION DE SARREBRUCK
Importante bataille en vue sur le front de l’Ouest
Intéressant, se dit-il. La Deuxième Guerre mondiale venait juste de commencer. Et les Français s’imaginaient qu’ils étaient en train de la gagner. Il lut un autre titre.
LES POLONAIS DÉCLARENT AVOIR STOPPÉ L’ASSAUT DES ARMES ALLEMANDES
Malgré
l’engagement de nouvelles forces dans la bataille,
l’envahisseur n’a pas remporté de gains.
Le journal avait coûté trois cents. Autre détail qui l’intéressait. Qu’est-ce qu’on peut obtenir maintenant pour trois cents ? se demanda-t-il. Il reposa le quotidien, s’émerveillant une fois encore de son aspect fraîchement sorti des presses. Il remonte à un jour ou deux, pas plus, évalua-t-il. Ainsi j’ai maintenant un point de repère chronologique ; je sais avec précision jusqu’où est allée la régression.
Errant dans le conapt à la recherche d’autres changements, il finit par se retrouver devant une commode dans la chambre. Plusieurs photos sous verre y étaient installées.
Elles étaient toutes de Runciter. Mais pas le Runciter qu’il connaissait. Elles représentaient un bébé, un petit garçon, puis un jeune homme. Runciter tel qu’il avait été, mais néanmoins reconnaissable.
Sortant son portefeuille, il n’y trouva que des instantanés de Runciter, aucun de sa famille ni de ses amis. Runciter partout ! Il remit le portefeuille dans sa poche, puis réalisa avec un sursaut qu’il était en cuir naturel, pas en plastique. Évidemment c’était normal. À cette époque le cuir organique était encore disponible. Et alors ? se dit-il. Ressortant le portefeuille, il l’examina d’un air sombre ; il frotta le cuir du bout des doigts et éprouva une sensation tactile nouvelle et agréable. Infiniment supérieur au plastique, admit-il.
Revenu dans le living, il se mit en quête de la case courrier, la cavité dans le mur qui aurait dû contenir les envois du jour. Elle n’existait plus. Il réfléchit, essayant de se souvenir des pratiques postales de jadis. Sur le palier de l’autre côté de la porte d’entrée ? Non. Dans une sorte de boîte ; il se rappelait le terme boite aux lettres. C’est ça, ce devait être dans une boîte aux lettres, mais où donc étaient situées les boîtes aux lettres ? Dans l’entrée principale de l’immeuble ? Vaguement, il lui semblait que c’était le cas. Il fallait qu’il sorte du conapt. Il trouverait son courrier au rez-de-chaussée, vingt étages plus bas.
« Cinq cents, s’il vous plaît », lui dit la porte d’entrée quand il voulut l’ouvrir. Une chose au moins n’avait pas changé. La porte payante avait gardé son entêtement obtus ; elle le conserverait sans doute plus longtemps que tout le reste. Jusqu’à ce que tout sauf elle ait régressé de longue date, peut-être dans la ville entière… sinon sur toute la surface de la Terre.
Il glissa dans la porte une pièce et courut jusqu’à la rampe de descente qu’il avait prise quelques instants plus tôt. Mais la rampe avait maintenant cédé la place à un escalier immobile aux marches de béton. Vingt étages à descendre, réfléchit-il. Marche après marche. Impossible ; personne ne pouvait descendre autant d’étages à pied. L’ascenseur. Il se dirigea vers lui puis se souvint de ce qui était arrivé à Al. Et si cette fois je vois la même chose que lui ? se demanda-t-il. Une vieille cabine métallique attachée à un câble, avec un liftier sénile porteur d’un uniforme. Une vision non de 1939 mais de 1909, une régression plus importante que toutes celles que je viens de rencontrer.
Autant ne pas courir le risque. Il vaut mieux prendre l’escalier.
Résigné, il entama la descente.
Il était presque à mi-chemin quand une pensée menaçante lui vint à l’esprit. Il n’avait aucun moyen de remonter – soit jusqu’au conapt, soit jusqu’à la terrasse où le taxi l’attendait. Une fois au rez-de-chaussée il serait confiné là, peut-être à jamais. À moins que la bombe Ubik ne soit assez puissante pour rétablir l’ascenseur ou la rampe de montée. Le déplacement au ras du sol, songea-t-il. Et ce sera par quel moyen, quand je serai arrivé en bas ? Le train ? Des voitures à cheval ?
En sautant deux marches à la fois, il continua sa descente d’un esprit morose. Trop tard maintenant pour changer d’avis.
En arrivant au rez-de-chaussée il se retrouva dans un grand vestibule avec une table en marbre porteuse de deux vases de fleurs – des iris. Quatre larges marches descendaient vers la porte, masquée d’un rideau, qui menait à la rue ; il tourna la poignée de verre taillé et ouvrit la porte.
Encore des marches. Et, sur la droite, une rangée de boîtes aux lettres en cuivre fermées par des serrures, chacune avec un nom, chacune nécessitant une clef pour être ouverte. Il ne s’était pas trompé ; c’était ici qu’était déposé le courrier. Il identifia sa boîte grâce à l’étiquette qui s’y trouvait apposée : JOSEPH CHIP – 2075, à côté d’un bouton qui, si l’on y appuyait, sonnait vraisemblablement dans son conapt.
La clef. Il n’avait pas de clef. À moins que… ? Fouillant dans ses poches, il en sortit un anneau auquel étaient attachées des clefs de métal de formes diverses ; perplexe, il les observa, s’interrogeant sur leur usage. La serrure de la boîte à lettres avait l’air particulièrement petite ; il lui fallait évidemment une clef de même taille. Choisissant la moins grosse du lot, il l’inséra dans la serrure et la tourna. La boîte à lettres s’ouvrit d’elle-même. Il regarda à l’intérieur.
Il vit deux lettres et un petit paquet carré enveloppé de papier brun et fermé avec du ruban adhésif marron. Des timbres violets à trois cents avec le portrait de George Washington ; il prit le temps d’admirer ces vestiges inhabituels du passé, puis, se désintéressant des lettres, il déchira le papier qui entourait le paquet, dont le poids laissait supposer un échantillon important. Mais, songea-t-il subitement, ce n’est pas la forme qui convient pour un atomiseur ; ce n’est pas assez haut. La peur le saisit. Et si ce n’était pas une dose d’Ubik ? Il fallait que ça le soit ; il le fallait absolument. Sinon… encore le souvenir d’Al. Mors certa et hora certa, se dit-il en retirant l’emballage et en examinant la boîte de carton qu’il y avait à l’intérieur.
BAUME UBIK POUR LE FOIE ET LES REINS
Dans la boîte il trouva un bocal de verre bleu avec un large couvercle. L’étiquette était ainsi rédigée :
MODE D’EMPLOI. Cette préparation analgésique unique en son genre, mise au point pendant une durée de quarante ans par le Dr Edward Sonderbar, est souveraine contre les inconvénients nocturnes. Pour la première fois vous connaîtrez un repos total et un sommeil paisible. Faites simplement dissoudre une cuillerée à café de BAUME UBIK POUR LE FOIE ET LES REINS dans un verre d’eau chaude et buvez immédiatement, une demi-heure avant le coucher. Si la douleur ou l’irritation persiste, augmenter la dose jusqu’à une cuillerée à soupe. Ne pas administrer aux enfants. Composition : feuilles de laurier-rose, spécialement traitées, salpêtre, huile de menthe poivrée, N-acétyl-p-aminophénol, oxyde de zinc, charbon, chlorure de cobalt, caféine, extrait de digitale, stéroïdes à l’état de traces, citrate de sodium, acide ascorbique, colorant et parfum artificiels. Le BAUME UBIK POUR LE FOIE ET LES REINS est puissant et efficace s’il est utilisé conformément aux instructions. Produit inflammable. Se servir de gants de caoutchouc. Ne pas laisser pénétrer dans les yeux. Ne pas appliquer sur la peau. Ne pas inhaler longuement. Attention : tout emploi prolongé ou excessif peut provoquer une accoutumance.
C’est démentiel, se dit Joe. Il relut la liste des ingrédients avec une confusion et une colère croissantes. Et aussi avec une sensation d’impuissance qui s’enracinait en lui et se répandait à travers tout son corps. Je suis fichu, pensa-t-il. Cette mixture n’a rien à voir avec le produit dont a parlé Runciter à la TV ; c’est une espèce de combinaison barbare de spécialités pharmaceutiques de l’ancien temps, d’onguent pour la peau, d’anti-douleurs, de poisons, de substances inactives – avec pour couronner le tout de la cortisone. Drogue qui n’existait pas avant la Deuxième Guerre mondiale. Il est évident qu’Ubik, tel que le décrivait la TV, a régressé – en tout cas cet échantillon. Ça va un peu loin comme ironie : la substance qui doit inverser le processus de régression y est elle-même soumise. J’aurais dû comprendre rien qu’en voyant ces vieux timbres à trois cents.
Il regarda la rue de part et d’autre. Et il vit, rangée le long du trottoir, une voiture de type classique, une pièce de musée. Une LaSalle.
Est-ce que je peux atteindre Des Moines à bord d’une automobile de 1939 ? se demanda-t-il. C’est possible en une semaine, si sa forme reste stable. Mais d’ici là ça ne servira plus à rien. Et puis de toute façon la voiture ne restera pas telle qu’elle est. Rien ne subsistera – sauf peut-être ma porte d’entrée.
Il marcha pourtant vers l’automobile pour la regarder de près. Elle est peut-être à moi, se dit-il ; peut-être qu’une de mes clefs sert à mettre le contact. Est-ce que ce n’est pas comme ça que marchaient ces véhicules de surface ? D’un autre côté, comment la conduire ? Je n’ai aucune idée de la façon de piloter une vieille voiture, surtout si elle a – comment appelaient-ils ça déjà ? – des transmissions manuelles. Il ouvrit la portière et s’assit au volant ; puis il resta là, en se tripotant machinalement la lèvre inférieure et en s’efforçant de réfléchir à la situation.
Je devrais peut-être avaler une cuillerée à soupe de baume Ubik pour le foie et les reins, se dit-il sinistrement. Avec des ingrédients pareils je ne tarderai pas à passer l’arme à gauche. Mais il n’avait pas l’impression que c’était un genre de mort réconfortant. Le chlorure de cobalt le ferait agoniser lentement dans des douleurs horribles, à moins que la digitale ne vienne à bout de lui en premier. Sans parler, bien sûr, des feuilles de laurier-rose qu’il ne fallait pas oublier. L’ensemble lui réduirait les os en gélatine. Centimètre par centimètre.
J’y pense, se dit-il. Le transport aérien existait en 1939. Si j’arrivais jusqu’à l’aéroport de New York avec cette voiture, je pourrais louer un avion. Un trimoteur Ford avec son pilote. Il m’emmènerait à Des Moines.
Il essaya plusieurs clefs et finit par en trouver une qui mettait le moteur en marche. Après le crissement de l’allumage, le ronronnement régulier qui s’installait lui fit un effet agréable. Comme le portefeuille en cuir véritable, cette régression lui paraissait apporter une amélioration ; les moyens de transport de son époque, avec leur silence total, manquaient de cette touche palpable de robuste réalisme.
Maintenant la pédale d’embrayage, se dit-il. Il la localisa sous son pied gauche. Il l’enfonça au plancher, puis prit le levier de vitesses pour passer en première. Au premier essai il obtint un affreux grincement de métal heurté. Il fit une nouvelle tentative, cette fois satisfaisante.
La voiture se mit en route en cahotant ; elle trépidait, vibrait, mais elle se déplaçait. Elle remonta la rue mollement, de façon mal assurée, et il sentit renaître en lui un optimisme modéré. Bon, voyons maintenant si j’arrive à trouver ce bon Dieu d’aéroport, se dit-il. Avant que ce soit trop tard, avant qu’on soit revenus au temps des coucous avec leurs cylindres à l’extérieur et leur lubrifiant à base d’huile de castor. Tout juste bons à faire des sauts de puce de quatre-vingts kilomètres à une vitesse de cent vingt à l’heure.
Une heure plus tard il arriva à l’aéroport, gara sa voiture et passa en revue les hangars, la manche à air, les vieux biplans avec leurs grosses hélices de bois. Quel spectacle, médita-t-il. Une page indistincte surgie de l’histoire. Les restes recréés d’un autre millénaire, sans aucun lien avec le monde réel et familier. Un fantasme momentanément visualisé et destiné à s’effacer bientôt : il ne survivrait pas plus que ne l’avaient fait les objets de cette époque. Le processus de l’évolution à rebours balaierait cela comme tout le reste.
Il descendit de voiture en chancelant, en proie à une nausée due aux secousses, et marcha d’un pas lourd vers les bâtiments de l’aéroport.
— Qu’est-ce que je peux louer avec ça ? questionna-t-il en étalant tout son argent disponible devant le premier responsable qu’il aperçut à un guichet. Je veux aller à Des Moines le plus vite possible. Je veux m’envoler immédiatement.
Le fonctionnaire de l’aéroport, un homme chauve à la moustache cirée, avec de petites lunettes rondes cerclées d’or, examina les billets de banque en silence.
— Hé, Sam, appela-t-il en détournant sa tête ronde comme une pomme. Viens un peu voir cet argent.
Un de ses collègues, qui portait une chemise rayée aux manches larges, un pantalon de crépon et des chaussures de toile, s’approcha.
— Ce sont de faux billets, fit-il après avoir jeté un coup d’œil. C’est de la monnaie fantaisiste. Il n’y a ni la tête de Washington ni celle d’Alexander Hamilton.
Les deux hommes dévisagèrent Joe. Celui-ci déclara :
— J’ai une LaSalle 1939 dans le parking. Je la laisse en échange d’un voyage direct à Des Moines à bord de l’avion qui pourra m’amener là-bas.
L’employé aux lunettes cerclées d’or dit d’une voix songeuse :
— Ça pourrait peut-être intéresser Oggie Brent.
— Brent ? fit l’autre, les sourcils levés. Son Jenny a au moins vingt ans d’âge. Il n’irait même pas à Philadelphie.
— Alors McGee ?
— Oui, mais il est à Newark.
— Alors peut-être Sandy Jespersen. Son Curtiss-Wright devrait être capable d’aller jusque dans l’Iowa. (L’employé s’adressa à Joe :) Voyez dans le hangar trois et cherchez un biplan Curtiss rouge et blanc. Il y aura sans doute un petit bonhomme à côté en train de le bichonner. S’il ne vous prend pas, personne ne le pourra, sauf si vous attendez qu’Ike McGee rentre demain avec son trimoteur Fokker.
— Merci, dit Joe avant de quitter le bâtiment.
Il se dirigea rapidement vers le hangar trois, apercevant déjà à l’intérieur ce qui paraissait être un biplan Curtiss-Wright rouge et blanc. Au moins je ne ferai pas le trajet dans un avion-école JN de la Grande Guerre, se dit-il. Puis il pensa : Mais comment est-ce que je peux savoir que « Jenny » est le surnom d’un avion-école JN ? Bon Dieu, réfléchit-il. On dirait que les éléments de cette époque développent des coordonnées correspondantes dans mon esprit. Pas étonnant que j’aie su conduire la voiture ; je commence pour de bon à entrer mentalement en phase avec ce continuum temporel !
Un petit homme corpulent aux cheveux roux frottait avec un chiffon graisseux les roues du biplan ; il leva les yeux en voyant Joe approcher.
— Vous êtes Mr Jespersen ? demanda Joe.
— Oui, c’est moi. (L’homme l’observait, apparemment intrigué par ses vêtements qui, eux, n’avaient pas régressé.) Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
Joe le lui dit.
— Vous voulez échanger une LaSalle, une LaSalle neuve, contre un voyage à Des Moines ? (Jespersen médita, les sourcils froncés.) Bon, allons voir l’allure qu’elle a. Mais je ne vous promets rien ; je n’ai pas encore décidé.
Ils se rendirent ensemble au parking.
— Je ne vois pas de LaSalle 39, dit Jespersen d’un air soupçonneux.
Il avait raison. La LaSalle avait disparu. À sa place Joe vit un coupé Ford au toit entoilé, un petit tas de ferraille à l’aspect très vieux – qui devait remonter au moins à 1929, supposa-t-il. Oui, une Ford Modèle A noire de 1929. Pratiquement sans valeur ; il s’en doutait devant l’expression de Jespersen.
Cette fois la situation était sans espoir. Jamais il ne gagnerait Des Moines. Et, comme Runciter l’avait précisé à la télévision, cela signifiait pour lui la mort – la même mort que celle dont Wendy et Al avaient été victimes.
Ce n’était qu’une question de temps.
Plutôt mourir autrement, pensa-t-il. Avec Ubik, se dit-il. Il ouvrit la portière de sa Ford et y monta.
Sur le siège à côté de lui reposait le bocal qu’il avait reçu par la poste. Il le prit…
Et il découvrit sans grande surprise que le bocal, comme la voiture, avait régressé. C’était maintenant un flacon plat et strié, sans raccord apparent, le genre de bouteille coulée d’une pièce dans un moule en bois. Sans nul doute très ancien ; le capuchon d’étain qui le recouvrait, du type bouchon fileté, était fait à la main et datait de la deuxième moitié du XIXe siècle. L’étiquette aussi avait changé ; il leva le flacon pour la lire.
ÉLIXIR D’UBIQUE, RESTAURE LA VIRILITÉ PERDUE, BANNIT LES VAPEURS DE TOUT ORDRE ET GUÉRIT LES MALADIES SECRÈTES CHEZ L’HOMME ET CHEZ LA FEMME. ACTION BIENFAISANTE GARANTIE SI L’ON SE CONFORME ASSIDÛMENT AUX INDICATIONS.
En caractères plus petits, il y avait en dessous une autre mention ; il dut cligner les yeux pour lire les lettres cursives minuscules et à demi effacées.
Ne le faites pas,
Joe. Il y a un autre moyen.
Essayez encore. Vous trouverez. Bonne chance.
Runciter, songea-t-il. Qui poursuit son jeu sadique avec nous comme le chat avec la souris. Qui nous incite à continuer encore, pour retarder la fin le plus possible. Dieu sait pourquoi. Peut-être Runciter se réjouit-il de nos tourments. Mais ça ne lui ressemble pas ; ce n’est pas le Glen Runciter que j’ai connu.
Joe abandonna cependant le flacon d’élixir d’Ubique, renonçant à l’idée de s’en servir.
Et il se demanda en quoi consistait cet autre moyen auquel Runciter faisait vaguement allusion.